La Chaîne Critique et l’Estimation de la durée d’une tâche

Terminer en retard un projet est devenu une nouvelle normalité dans les entreprises aujourd’hui. Une des causes majeures de retard identifiées est liée à l’estimation initiale de la durée des tâches qui est largement biaisée. Êtes-vous sûr de la fiabilité de vos estimations de durée de vos projets ?

Les techniques classiques d’estimation des tâches

Il existe différentes manières d’estimer la durée d’une tâche et donc la durée globale d’un projet.

  • Estimer la durée d’une tâche grâce au jugement d’un expert. Ces personnes ont la connaissance technique et des retours d’expériences qui permettent d’évaluer la durée probable d’une tâche.
  • Estimer la durée d’une tâche par analogie. Il existe surement une tâche similaire, déjà réalisée dans un projet passé qui peut permettre de chiffrer la nouvelle tâche.
  • Estimer la durée d’une tâche par la méthode à 3 points ou PERT. Ici il s’agit de définir trois durées : la durée optimiste, la durée probable et la durée pessimiste, qui permettront de calculer une durée moyenne pondérée.

Ces méthodes reconnues et parfois même mathématiques ne sont pourtant pas infaillibles. Des aléas et des biais humains fragilisent ces estimations et rallongent mécaniquement les projets qui finissent par être en retard.

Les comportements humains biaisant la durée réelle des tâches

· La logique de l’honneur

Lors de l’estimation d’une tâche, vous vous êtes sûrement déjà dit : « si je donne un délai trop court au chef de projet, ça ne va pas paraitre crédible », surtout si un collègue a estimé une durée 2 fois plus longue pour la même tâche lors d’un précédent projet. La tendance naturelle est plutôt de gonfler la durée estimée, pour prendre en compte tous les aléas et être certain de terminer à l’heure indiquée.

En phase d’exécution, si la tâche vous prend finalement moins de temps que prévu, la logique de l’honneur va nous pousser à ne pas le signaler. Vous craindrez certainement de passer pour quelqu’un qui n’est pas fiable, qui prend des marges inutiles, sans compter le risque que le chef de projet vous challenge pour revoir à la baisse toutes vos prochaines estimations. Bref, mieux vaut la gloire de finir sa tâche à l’heure, que de passer pour celui qui se prend des marges au détriment du projet.

· La loi de Carlson et le multitâche

Quel est le pire ennemi de la productivité au travail ? L’interruption. L’économiste suédois Sune Carlson a étudié le travail des managers au début des années 50 et s’est rendu compte qu’un cadre est dérangé en moyenne dans son travail toutes les 20 minutes.

A notre époque, c’est encore pire : nous sommes sollicités toutes les 12 minutes en moyenne. Cumulé au multitâche, mode de fonctionnement standard des individus en entreprise, ces interruptions nuisent fortement à l’efficacité et génèrent des erreurs, mais contribuent surtout à augmenter artificiellement la durée des tâches estimées et réalisées.

· La loi de Parkinson

Peut-être vous souvenez vous de la loi physique des gaz parfaits : « un gaz s’étend jusqu’à occuper tout le volume disponible » ? Cyril Northcote Parkinson a appliqué ce concept au monde du travail en constatant que la charge de travail s’étale de façon à occuper tout le temps disponible pour son achèvement.

En conséquence, même si votre estimation de durée de tâche a été initialement gonflée pour prévoir des éventuels aléas, vous consommerez dans les faits la totalité de la durée estimée. Vous utiliserez ce temps disponible à parfaire votre livrable, à faire un travail impeccable à vos yeux. Mais est-ce bien nécessaire ? Quel est le risque de tomber dans la sur-qualité que le client final n’est pas prêt à payer ?

· Le syndrome de l’étudiant

Qui n’a pas procrastiné sur la réalisation d’une tâche qui l’ennuyait, commencé le travail à la dernière minute tel un étudiant qui révise la veille de son interrogation. Ce mode de fonctionnement, appelé syndrome de l’étudiant, est nominal dans bon nombre d’organisations qui travaillent dans l’urgence.

On démarre une tâche quand on n’a plus le choix et que l’échéance arrive, la priorisation se fait par la date de fin et non la criticité. Certaines personnes se disent plus efficaces au pied du mur, mais ce travail dans l’urgence impacte parfois la qualité et engendre un sentiment de stress, mais surtout il ne permet aucunement de terminer une tâche plus tôt que prévu.

Tous ces comportements faussent complètement l’estimation de la durée des tâches et en font une prévision auto-réalisatrice. Peu de chance dans ces conditions de finir à l’heure, sans même parler de finir plus tôt que prévu. Si on voit le temps pour un projet comme une source de valeur, on pourrait résumer la situation par cette phrase : « le projet mutualise les pertes, les individus privatisent les gains ».

La Chaîne Critique, une réponse face à ces comportements

Face à ces constats, E. Goldratt a introduit à la fin des années 90 le concept de Gestion de Projet par la Chaîne Critique, ou CCPM (Critical Chain Project Management). Cette méthodologie change la manière de planifier et d’exécuter un projet en tenant compte pour la première fois de ces biais, avec pour objectif de fiabiliser la durée des projets !

En phase de planification, finies les marges de sécurité individuelle, fini le multitâche qui diminue la productivité des ressources. Chaque tâche est estimée à sa juste durée, optimisée et le projet est planifié pour que les ressources se concentrent sur une seule et unique tâche à la fois. On commence au plus tard mais on garde toujours pour objectif de finir au plus tôt. On fait profiter à toute l’équipe des potentiels gains, mais on mutualise aussi les pertes liées aux inévitables aléas d’un projet. Ainsi, un buffer de temps est géré à l’échelle du projet que l’on pilote en suivant la consommation de ce buffer et non plus selon l’avancement individuel de chaque tâche.

Cette méthode déployée maintenant depuis plus de 20 ans à travers le monde a fait ses preuves.  Initialement dans les métiers de la maintenance aérienne et du développement produit, mais elle s’applique désormais à tout type de projet impacté par des aléas et ayant des contraintes de ressources à gérer.